par Chris PanatierIl faut commencer par noter que le terme » état de nature » n’apparaît pas dans le Léviathan, Hobbes a choisi de faire usage d’un autre terme pour désigner le même concept, à savoir » la condition naturelle de l’humanité « . Cependant, je désignerai ici les deux concepts par l’expression » état de nature » afin d’éviter toute désorientation conceptuelle.
L’importance de l’état de nature ne peut être sous-estimée car il constitue la base des théories de l’autorité politique de Hobbes et de Locke et rappelle leurs réflexions sur des notions telles que l’égalité, la liberté, la moralité, etc. Bien que leur base soit la même, la conceptualisation de l’état de nature de Hobbes diffère grandement de celle de Locke. Cette différence élucide leurs raisonnements notablement incompatibles pour l’avènement de la société civile et pour les moyens par lesquels cette transition peut être réalisée.
Hobbes et Locke ont de la même manière utilisé l’état de nature comme une condition hypothétique dans le but d’expliquer la nécessité d’un contrat social, qui précipite l’établissement d’un corps politique légitime.
Cependant, leurs notions de l’état de nature les amènent à atteindre des conclusions distinctes et opposées en ce qui concerne le type de gouvernement qui devrait être formé. Locke considère l’état de nature de manière plus positive et présuppose qu’il est régi par la loi naturelle. Il différencie l’état de nature de l’état de guerre, contrairement à Hobbes qui conçoit l’état de nature en soi comme équivalent à l’état de guerre. Hobbes estime que les caractéristiques de l’état de nature amènent inévitablement les hommes à » s’efforcer à la paix « .
Il est crucial de mentionner les théories opposées de Hobbes et de Locke sur la nature humaine et les motifs qui sous-tendent cette juxtaposition. Hobbes insiste sur la condition libre et égale de l’homme dans l’état de nature, puisqu’il affirme que » la nature a rendu les hommes si égaux dans les facultés de l’esprit et du corps… la différence entre l’homme et l’homme n’est pas si considérable « . Cependant, Hobbes indique très clairement, dès le début du Léviathan, que les ramifications de l’égalité sont extrêmement négatives. En d’autres termes, Hobbes pense que l’égalité naturelle rend les gens dangereux les uns pour les autres. Cette croyance découle de la perception de Hobbes qu’il existe un lien inextricable entre l’égalité et l’hostilité, qui génère des conflits continus entre les hommes.
Hobbes souligne cela en disant que » si deux hommes quelconques désirent la même chose, dont néanmoins ils ne peuvent pas jouir tous les deux, ils deviennent ennemis, et sur le chemin de leur Fin, … s’efforcent de se détruire, ou de se soumettre l’un à l’autre « . Cette citation indique que Hobbes possédait une compréhension radicalement pessimiste de la nature humaine. À première vue, la caractérisation de l’homme dans l’état de nature par Locke pourrait être perçue comme proche de celle de Hobbes.
Locke insiste également sur l’idée que l’homme est doté de liberté et d’égalité par nature, ce qui fait donc que l’état de nature est un état de pure liberté et d’égalité, dans lequel personne n’est subordonné à l’autre et il n’y a pas d’autorité suprême. Dans les Secondes Traités, Locke semble s’appuyer sur la théologie naturelle dans sa description de la nature humaine, en raison de son engagement dans la révolution scientifique du XVIIe siècle. Cela l’a amené à croire que les hommes dans l’état de nature sont gouvernés par la Raison, qu’il appelle également « la loi de la nature ». Pour Locke, le contenu de la loi naturelle est constitué des desseins de Dieu, car après tout, les hommes sont la propriété de Dieu. Par conséquent, il affirme qu’un homme « n’a pas la liberté de se détruire lui-même, ou de détruire toute créature en sa possession ». Cela est également significatif de la croyance de Locke que non seulement le droit de chaque individu à l’auto-préservation est assuré par la loi naturelle, mais que la préservation mutuelle est également un devoir moral.
À la lumière de la compréhension de Locke, il apparaît que la Raison produit intrinsèquement un sens de la moralité chez les individus et les rend capables de différencier les justes des méchants dans le cadre des principes de la loi naturelle. En d’autres termes, les individus sont capables de se rendre compte des comportements admissibles et de ceux qui ne le sont pas dans l’état de nature. Ainsi, selon les termes exacts de Locke, il s’agit d' »un état de parfaite liberté d’ordonner leurs actions et de disposer de leurs biens et de leurs personnes comme ils l’entendent, dans les limites de la loi de la nature ». En d’autres termes, bien que les hommes soient égaux et libres dans l’état de nature, il existe des lois contraignantes dans cet état, qui servent à protéger la vie et les biens de chacun. Hobbes ne croit pas autant à la théologie naturelle que son homologue, ce qui l’amène à développer une compréhension différente de la Raison et de la loi naturelle. À cet égard, Hobbes rejette le sens de la moralité que l’on trouve chez Locke, qui dérive de la philosophie morale des anciens. Une façon de considérer la version de Hobbes de l’état de nature est qu’elle est fondamentalement amorale, puisqu’il déclare que « dans la condition des hommes qui n’ont pas d’autre loi que leurs propres appétits, il ne peut y avoir de règle générale du bien et des actions mauvaises ». Cela montre clairement que Hobbes, en tant qu’enthousiaste de la nouvelle science, réfute l’idée qu’un sens traditionnel de la moralité est intrinsèque aux hommes. Les individus ne sont pas capables de déterminer leurs actes et de se rendre compte de ce qui est bien ou mal, tout simplement parce que ces concepts n’ont aucun sens ni aucune valeur dans l’état de nature. Hobbes perçoit l’homme comme une incarnation de ses » passions, désirs et aversions « , ce qui signifie qu’ils agiront souvent en fonction de leurs intérêts et de leurs plaisirs, le principal étant l’autoconservation.
L’état de nature est donc un état de licence pour Hobbes car il le délimite comme un état dans lequel » chaque homme a un Droit sur chaque chose ; même sur le corps d’un autre « . Hobbes affirme ensuite que « tant que ce droit naturel de chaque homme subsiste, il ne peut y avoir de sécurité pour aucun homme » dans l’état de nature. Cela indique que l’état de nature a une connotation effroyable pour Hobbes, ce qui l’amène à concevoir essentiellement cet état comme un état de guerre. Pour lui, il s’agit d’un état de conflit, de désordre et de violence sans fin, car chacun peut bénéficier d’une liberté illimitée et personne ne peut donc être sûr de se conserver. La difficulté vient du fait qu’il faut préserver la paix dans cet état, où « d’abord la compétence, ensuite la défiance et enfin la gloire » poussent les hommes à tout faire pour dominer les autres afin de se préserver eux-mêmes. L’importance de l’auto-préservation dans le Léviathan ne peut être sous-estimée, car Hobbes soutient que la peur constante de la mort met en péril le désir d’auto-préservation de l’homme. Cette peur est le principal facteur de perpétuation de l’état de guerre, qui amène les individus à conclure qu’ils ont besoin de certaines lois pour mettre fin à cette peur. Hobbes affirme que ces lois, comprises par la raison, indiquent à l’homme de rechercher la paix et d’abandonner l’état de guerre afin d’assurer sa propre conservation. Cependant, cela ne peut être établi qu’après que le processus de raisonnement individuel de chacun se soit transformé en une rationalité collective, qui conduit alors les hommes à abandonner complètement l’état de nature. Lorsque les hommes parviennent à quitter cet état brutal, la loi de la nature suivante, qui est simplement basée sur le troc, consiste à céder la liberté absolue des hommes à l’état de nature à un souverain, en échange de leur sécurité. La création du fameux contrat social apparaît alors entre les hommes, puisque la troisième loi naturelle de Hobbes suggère que » les hommes exécutent leurs pactes conclus « . Compte tenu des caractéristiques de l’état de nature de Hobbes, il est clair que la rationalité collective nécessaire pour surmonter l’état de guerre ne peut être atteinte, à moins qu’il n’y ait un souverain absolu pour faire respecter les limites, punir les transgresseurs et ainsi perpétuer le pacte. Contrairement à la conception unitaire de Hobbes, Locke différencie clairement l’état de nature et l’état de guerre en affirmant que le premier est un état de « paix, de bonne volonté, d’assistance mutuelle et de préservation » et que le second est un état rempli « d’inimitié, de malice, de violence et de destruction mutuelle ». Crawford B. Macpherson soutient toutefois que cette distinction, bien que clairement exposée par Locke, est en fait très équivoque. Dans les Secondes Traités, Locke explique cette transition de la manière suivante:
Les hommes vivant ensemble selon la raison, sans Supérieur commun sur la Terre, avec une Autorité pour juger entre eux, est proprement l’État de Nature. Mais la force, ou une conception déclarée de la force sur la Personne d’un autre, où il n’y a pas de Supérieur commun sur Terre à qui faire appel pour le soulagement, est l’État de guerre (Locke, 1823, p. 113).
Comme cette citation l’indique, Locke reconnaît une transition vers l’état de guerre, qui se produit vraisemblablement lorsque les individus ne parviennent pas à diriger leurs comportements en conformité avec la loi de la nature (ou de la Raison, puisqu’ils sont interchangeables pour Locke). L’état de nature n’est pas un état de licence pour Locke, car tout le monde peut exécuter la loi naturelle lorsqu’il s’agit de pénaliser ceux qui provoquent un passage à l’état de guerre. Cependant, personne ne peut être le juge de son propre cas, car ses émotions telles que l’amour-propre et la vengeance le poussent à être partial et à appliquer des mesures de punition disproportionnées, ce qui serait injuste. Macpherson a raison de remettre en cause la séparation de Locke car l’absence de juge impartial est fondamentale dans l’état de nature.
Cela indique, dans une large mesure, que l’état de nature et l’état de guerre ne sont finalement pas aussi différents qu’il n’y paraît de prime abord. Le premier doit mener au second en raison du besoin crucial d’une autorité impartiale à laquelle faire appel pour résoudre les conflits dans l’état de nature.
Après avoir examiné les façons dont Locke et Hobbes conçoivent l’état de nature, on peut conclure que, bien que certaines de leurs idées soient similaires, il existe une myriade de grandes différences dans leur compréhension de l’état de nature.
Par exemple, Locke perçoit la loi de la nature comme présidant à l’état de nature, dans lequel les individus et leurs propriétés ne sont pas nécessairement en danger permanent. À l’inverse, l’état de nature de Hobbes est l’état de guerre, ce qui amène les hommes à en arriver à la conclusion qu’ils doivent toujours être à la recherche de la paix.
De plus, Locke et Hobbes développent tous deux une compréhension similaire en ce sens que la loi naturelle sert à assurer l’auto-préservation. Cependant, alors que Locke soutient qu’il est légitime pour les individus d’exécuter la loi afin de punir le coupable, Hobbes croit que la seule et unique façon d’imposer la loi est la remise du pouvoir à un Léviathan, qui peut assurer avec succès la sécurité. Je soutiens que toutes ces différences entre l’hypothèse de l’état de nature de chaque auteur dérivent, dans une large mesure, de leurs conceptualisations dissemblables de la nature humaine.
Les deux auteurs suggèrent finalement l’établissement d’une autorité supérieure, à savoir un juge impartial pour Locke et et un souverain absolu pour Hobbes, afin de faire face aux problèmes provenant de l’état de nature, ce qui peut être réalisé au moyen de l’établissement d’un contrat social. Cependant, ce déplacement du pouvoir, conséquence de cet état pré-sociétal, ne suit pas le même cours pour Locke et Hobbes. En effet, les deux philosophes sont entièrement en désaccord sur la forme de gouvernement qu’il convient de construire et sur le type d’accord qui doit être endossé par les individus.
Pour Locke, l’agitation de l’état de nature provient du fait que chaque personne est un juge à part entière, ce qui rend crucial l’établissement d’un contrat social entre les hommes afin de poursuivre la justice. Or, cela ne peut se faire que par le consentement de tous les individus, Locke affirmant que « ce n’est pas tout contrat qui met fin à l’état de nature entre les hommes, mais seulement celui de convenir ensemble mutuellement d’entrer dans une communauté… ». En effet, Locke refuse un changement du haut vers le bas de la condition des hommes libres et égaux dans l’état de nature et perçoit plutôt ses hommes présociétaux comme étant engagés à renoncer à leur liberté au nom du bien-être, de la sécurité et de la paix communs. Locke envisage la monarchie constitutionnelle comme une forme idéale de gouvernement car le pouvoir reste entre les mains des individus, du moins dans une certaine mesure.
Le rôle crucial que joue le concept de propriété dans l’évaluation du récit de Locke ne doit pas être ignoré. Même si les hommes acquièrent la propriété dans l’état de nature, celle-ci ne peut jamais être assurée sans que les hommes abandonnent leur propre pouvoir à un gouvernement civil qui peut légitimement assurer la justice et protéger leurs droits naturels ainsi que les propriétés. Contrairement au rôle central de la propriété chez Locke, un tel concept ne peut être trouvé dans l’état de nature de Hobbes, puisque la propriété est tout simplement impossible étant donné les conditions de cet état. Cela conduit Hobbes à se concentrer davantage sur la préservation de la vie des gens plutôt que sur leurs biens pour justifier son corps politique légitime. Hobbes imagine également une sorte de contrat social qui conduit les hommes à mettre fin à l’état de guerre et à transformer leur communauté en une société civile. Cependant, la forme de gouvernement que Hobbes privilégie est totalement coercitive, en raison de la vision négative de la condition humaine naturelle qu’il a déjà évoquée. Le pouvoir absolu de ce gouvernement est le seul moyen de mettre un terme aux conflits causés par la nature humaine hostile. Les individus renoncent à leur parfaite liberté et se soumettent à un Souverain qui détermine toutes les règles et décide de ce qui est juste ou injuste au sein de la société. Le pacte conclu par les individus autorise ainsi le Léviathan de Hobbes à édicter des législations et à les faire respecter dans le seul but d’assurer la paix et la prospérité. Il est évident que les préceptes fondamentaux du système idéal de Hobbes sont la force et la coercition, qui servent à intimider les individus afin de les empêcher de violer le contrat. La dernière différence, et non la moindre, entre Hobbes et Locke est que, selon Locke, si le gouvernement devient lui-même un transgresseur de la loi naturelle, il perd sa légitimité, comme l’affirme Locke :
Quand quelqu’un s’avisera de les amener à une telle condition servile, ils auront toujours le droit (…) de se débarrasser de ceux qui envahissent cette loi fondamentale de l’auto-préservation, (…) Et ainsi la communauté peut être dite à cet égard être toujours le pouvoir suprême (Locke, 1823, p. 170).
Locke affirme clairement qu’il est licite pour les individus de se révolter contre un gouvernement corrompu et de finir par le renverser, puisqu’il dispose d’un pouvoir constitutionnel et non absolu. Cependant, le point de vue de Hobbes est beaucoup plus controversé, car il estime que lorsque les individus se soumettent à leur souverain et abandonnent leur droit de se gouverner eux-mêmes, ils cèdent également leur droit de se soulever contre leur souverain, car il s’agirait d’un acte injuste, qui romprait donc le pacte. Jean Hampton aborde cette question dans Hobbes and the Social Contract Tradition et souligne l’invraisemblance de la révolution dans le récit de Hobbes. Elle affirme que « pour le peuple, autoriser un souverain absolu tout en se réservant le droit de résister dans certaines circonstances » est impossible. Cela indique que les hommes de Hobbes transforment volontairement l’état de nature en une société absolument autoritaire en créant un contrat social.
Il est évident que les deux auteurs utilisent ce concept comme base de leur théorie politique. Ils soulignent tous deux la nécessité cruciale d’un pacte entre les individus et le gouvernement établi par la suite. Leurs types idéaux de gouvernement, cependant, sont presque certainement inconciliables, car l’absolutisme, que Hobbes favorise explicitement, est entièrement désapprouvé par Locke.
Locke insiste beaucoup sur le désir d’un gouvernement limité, qui peut assurer la justice tout en préservant la nature humaine telle qu’elle est. Hobbes juxtapose entièrement cela, puisqu’il affirme que le gouvernement doit obtenir un pouvoir aussi étendu que possible comme moyen de contrecarrer la condition naturelle des humains et donc d’assurer la sécurité.
Cette comparaison montre que leurs théories se contredisent sur des questions très essentielles comme la nature humaine, le contrat social, la forme du gouvernement, etc. Même si chacun des philosophes est assez cohérent dans son propre récit, leurs prises de position sont presque entièrement antithétiques.
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